Au fil du temps

Higelin et Constantin

(mercredi 20 octobre 2008)

 

En mars 1977, Starshooter décroche son premier concert hors les murs de Lyon. Une première partie de Jacques Higelin à la patinoire de Grenoble. Higelin vient de négocier avec brio son virage rock. Nous n'avons encore aucun disque à notre actif, même pas de contrat d'enregistrement en vue.
On se pointe à l'heure dite avant le concert, cœurs battants, fébriles. Nous cachons notre émoi derrière une fausse assurance et la morgue surjouée des jeunes rockers. La rencontre avec le grand Jacques démarre mal. Il ignorait qu'il y avait une première partie, ne sait pas qui nous sommes, bref, il ne veut pas de nous. L'organisateur du concert, Michel de Souza, qui des années plus tard deviendra un ponte chez Universal puis EMI, est juste pour le moment le disquaire branché de la ville qui trouve sa programmation tout à fait cohérente et judicieuse. Usant de la diplomatie et de la corde sensible, il prend Jacques Higelin à part et le convainc de son juste choix, nous montrant du doigt à l'autre bout du parking, maigres Lyonnais penauds, au rêve à jamais brisé en cas de refus de partager avec lui quelques minutes de gloire électrique. Ému ou de guerre lasse, ce dernier accepte de nous accorder une demi-heure de concert, changement de plateau compris. Ça nous va d'autant bien que nous pourrons concentrer en 20 minutes le meilleur de notre répertoire encore mal dégrossi.
Du haut de nos baskets et forts de notre ignorance, nous ne doutons pas une minute de casser la baraque voire de voler la vedette à Higelin.

1977. Le public, deux mille personnes, entre et s'assoit sagement en tailleur devant la scène, enrubanné d'effluves de patchouli et de marijuana, arborant vestes en peau de chèvre retournée et bandeaux dans les cheveux. Notre musique risque de sévèrement leur déplaire. Nous imaginions, à la lecture de Rock'n'Folk, qu'Higelin drainait un auditoire de rockers et de bikers plus à notre convenance. Tant pis, nous jouerons la provoc'. Quitte à ne pas séduire, autant se faire jeter.

C'est à nous. Nous déboulons sur scène en trombe et démarrons le concert avec QUELLE CRISE, BABY : "Un! Deux! Trois! Quatre! Un! Deux! Trois! Quatre! Un! Deux! Trois! Quatre! Un! Deux! Trois! Quatre!" À fond la caisse. Deux minutes plus tard, à la fin du titre, je balance :
"Allez, merde! tout le monde debout!" Et nous enchaînons immédiatement avec la chanson suivante, aussi énervée que la précédente. Alors que nous nous attendions à des huées et des volées de canettes, quelle n'est pas notre surprise et notre joie de voir le public se lever et commencer à s'agiter sur nos tempi frénétiques. Vingt trop courtes minutes plus tard, nous sortons de scène sous un tonnerre d'acclamations. Nous ne reviendrons pas pour un rappel, préférant frustrer la salle en respectant le deal horaire prévu.

 

 

Au bas de la scène Jacques Higelin nous attend, totalement conquis, enthousiasmé au plus haut point. Lui aussi veut des gens qui dansent et se bougent sur ses chansons. On lui a chauffé la salle à blanc, il est ravi. Plus tard il nous reprendra en première partie. Il sera même question d'enregistrer ensemble, mais cela restera sans suite.

Tandis qu'Higelin attaque son show, nous ne cessons de faire des loopings sur notre nuage de bonheur sans remarquer vraiment un homme moustachu, souriant et discret qui cherche à nous faire la conversation. Il porte un costume brun et des similis Adidas polonaises. Pas rocker pour un rond, limite ringard à nos yeux. Il accompagne Jacques Higelin pour ce concert grenoblois. Il nous demande si on a déjà un contrat discographique ou bien des maquettes à faire écouter. On lui répond distraitement que non, trop occuper à chahuter en se remémorant chaque seconde de notre prestation. Il nous tend sa carte de visite. Il peut nous filer un coup de main pour des démos. Philippe Constantin? Connaît pas. Encore un rigolo un peu mythomane comme on en a croisé déjà.
Nous attendons la fin du concert d'Higelin pour lui dire au revoir et merci et encore merci d'avoir bien voulu de nous. Puis nous rentrons à Lyon dans notre soucoupe volante, la tête dans les étoiles et le cœur en apesanteur. Le lendemain nous appelons le dénommé Constantin.

La secrétaire :
- Vous désirez parler au directeur des éditions EMI.
Qui dois-je annoncer
LE DIRECTEUR DES ÉDITIONS EMI!!!!
Nous :
- …
La secrétaire :
- Allo?
Nous :
- Heu… Ben… Le groupe Starshooter.

Un mois plus tard, nous enregistrons des maquettes à Paris au studio de Gérard Manset, trois mois plus tard sort notre premier 45 tours. Après tout va aller très vite et Philippe Constantin n'y est pas étranger.

Lorsque nous montions à Paris pour de la promo, nous logions chez lui. On apprenait à le connaître. Il avait fait découvrir Julien Clerc, Gérard Manset, Higelin rocker, les Pink Floyd… Il venait de signer Téléphone. La liste allait s'allonger les années suivantes. Jamais du facile, jamais de l'évident. Il faisait des tubes avec de l'imprévu et des stars avec des improbables. Allez sur Wikipedia ou Google pour en savoir plus.
J'ai travaillé avec lui encore longtemps, quand il a pris la direction de Barclay où il accueillait tout le monde en chaussettes dans son bureau ouvert en permanence. Je n'ai jamais pris de rendez-vous pour lui parler. Il était là… ou pas. C'est tout. Il continuait à m'héberger dans sa maison de Cadet Roussel à Paris, dans son moulin près du Mans. On partageait tous deux une passion pour les aéroplanes. LOUIS LOUIS LOUIS et MÉFIES-TOI DES AVIONS sont des clins d'œil qui lui sont directement adressés. Sans lui je serais peut-être devenu un chanteur formaté ou un dessinateur de bandes dessinées à temps plein.

Il vivait une vie de dingue qu'il a sacrifiée sur l'autel de la musique. Il était le show-business man français le plus anticonformiste que j'ai connu, fringué comme l'as de pique, fréquentant les bouis-bouis et les palaces avec la même délectation. Aujourd'hui un prix auréolé d'un certain prestige porte son nom. Je crois qu'il en serait ravi. Il s'y pointerait en retard et en kilt et réclamerait un verre de Menetou Salon avant d'entamer son discours.

C'eût été dommage que nous nous tirassions la bourre ce 17 novembre.