SUR LA ROUTE DU TOUR
Rock en France 1991
(Rock En France était une tournée de cinq co-plateaux consécutifs, offrant chacun à voir trois artistes sur scène chaque soir. L'article qui suit est paru dans la revue musicale Yaourt, mars 1991)
Sur le dernier plateau, il tournait avec la voiture-balai. Mais le bougre s'est fait une spécialité de réveiller les mornes salles. L' énergie n'a pas besoin de s'étaler pour être communicative ; son instrument favori se nomme chaleur humaine. Kent, rocker, bédéiste et plumitif, clôturait Rock en France 91. L'ancien chanteur de Starshooter, les tournées, ça le connait. Nous lui avons demandé de nous raconter celle-ci. De l'intérieur.
Bien sûr que c'est une tournée mal branlée… bien sûr qu'on se passerait volontiers de certains trajets (Strasbourg/Toulouse par exemple) ou de certaines journées à rien foutre dans des villes mortes. Il y a aussi le problème des cars, j'entends parler de véhicules d'autres artistes plus proches du taxi-brousse que du Pullman. Nous-mêmes, prenant connaissance de notre bus le jour du départ, haussons quelques sourcils et émettons des reproches en forme de vannes. Mais, sachant qu'il n'y a guère de chances pour qu'on nous alloue un palace roulant, on préfère sortir des clés à pipes et le tournevis cruciforme pour une amélioration de notre habitacle. Sièges écartés, tournés face à face et hop ! ne reste plus qu'à trouver la bonne ambiance dénominatrice commune à plus de vingt personnes.
Là aussi, on en entend de drôles sur l'humeur d'autres plateaux. Des qui ne peuvent pas se saquer et se tirent la tronche d'heure en heure … quinze jours durant, c'est un coup à devenir terroriste ! Notre cas ne semble pas des plus simples non plus. Comment trouver le contact entre un prince noir du rythm'n blues -Barrence Whitfield- et ses Bostoniens, un songwriter new-yorkais ténébreux -Mike Rimbaud- déjà isolé au milieu de ses musiciens parisiens, et moi-même, chanteur français entouré de ses joyeux compagnons de route dont le sport le plus prisé est le javanais (bavon cavouravage !) D'autant plus que dans le rock, on arbore plus aisément la moue dédaigneuse que le sourire jovial …
Les deux premiers jours passent à vitesse grand V. Nuits courtes et longues heures de route somnolentes. Mais dès le troisième soir tout le monde trouve le bon tempo au Bikini, tôle toulousaine où la tournée fait escale. Après nos sets respectifs, les langues se délient. On veut faire la fête, on veut boire, on veut la nuit lumineuse. Bières et bonne musique, les tauliers sont adorables, pas besoin de plus pour une excellente dérapage-party. Désormais le clan est soudé malgré toutes les différences de caractère.
Les salles de concert qu'on nous propose balancent entre ce genre d'endroits équipés pour attendrir les insomniaques en mal d'affection et se faire rencontrer les frères ennemis et le hangar à B52 que tout le monde déserte au plus vite pour s'éviter de choper la crève. Flagrant constat : dès que nous jouons dans un club où musiciens et public, une fois le concert fini, peuvent traîner leurs groles jusqu'à l'aube, l'ambiance est au beau fixe.
Chaque groupe ne joue qu'une heure par soir et c'est court côté artiste, même si le spectacle complet fait ses quatre heures. Côté public par contre, quatre heures debout, c'est loin d'être réjouissant. Ça demande compensation des deux bords. Rien de tel que de danser et de blablater ensemble un verre à la main pour faire basculer des attitudes formelles en airs de fête. Car qu'est-ce qu'un festival itinérant sans bamboula ? Une guitare électrique sans jack .. un chili sans tabasco … Tintin sans Haddock … Repousser au plus loin l'échéance de rentrer peut-être seul à l'hôtel avec son hall désert où des exemplaires du quotidien local étalent à la Une un énième examen de la situation du Golfe.
En tournée, les hôtels rendent mélancolique. Surtout l'hôtel de série au confort lyophilisé, perdu dans une ZAC excentrée avec vue sur l'industrie. Celui au coeur de la ville a l'avantage d'autoriser les allées et venues au hasard des hésitations nocturnes et diurnes, les jours off.
Que ce soit pour l'hébergement et la bouffetance, Rock en France ne fait ni dans le luxe tapageur, ni dans le raid de survie. Des fois on est accueillis comme des princes, sourires inclus, d'autres fois, la légende Rock ayant encore de beaux restes, on essuie les plâtres -si j'ose dire- des destroyers de lavabos et autres pisseurs dans les placards qui nous précèdent.
Nous sommes le dernier plateau d'une série de cinq qui propose de voir et entendre une quinzaine de groupes dans dix villes de France choisies je ne sais comment. Et ce , sur cinq jours. Ça fait beaucoup pour les oreilles et pour le portefeuille. Même si avec le système d'abonnement on est encore loin des arnaqueurs du box office, l'amateur de spectacle est en droit de se demander si le marathon musical qu'on lui annonce vaut le déplacement tous les jours. Même un rock critique aguerri est en droit de se poser la question. La curiosité a ses limites. Et puis il n'y a bien que les chômeurs pour se permettre une telle semaine de sorties. Toutes ces remarques tournent en rond quotidiennement dans le bus, dans un bar ou dans une piaule d'hôtel à trois du mat' après un concert dans un hangar à B52.
Aujourd'hui c'est la dernière date. On aurait aimé qu'elle se déroule dans un club, histoire de faire un grand final avec tout le monde sur scène comme à Nancy ou un boeuf sans queue ni tête comme dans la boite derrière la salle de spectacle de Marseille, mais ce soir, c'est un gymnase. Avec rien autour. C'est Barrence Whitfield qui conclut le show comme tous les soirs. Le dernier rappel est Satisfaction des Stones et on est tous en scène avec des tambourins à beugler comme des manifestants.
Après il y a une fête dans la salle même et tout le monde boit et trinque mais on est un peu éparpillé. On aurait aimé un bar en forme de cocon avec un comptoir où s'appuyer et des recoins intimes où se raconter les dernières conneries du tour. Chacun y met du sien pourtant. On s'échange nos téléphones et nos adresses. Une vraie colo. On est tous là, un peu nigauds devant cette fin en queue de poisson. A part quelques bruits de chiottes, je ne sais pas comment se sont déroulés les autres spectacles, quels furent les échanges entre les individus.. nous, on est un paquet à regretter de se quitter, du chauffeur de bus au musicien le plus misanthrope.
Barrence, fan de cinéma français.. les aubes blanches avec Mike .. l'anniversaire de Jay .. la visite du château d'If… Ma Guiness à la main, je pense aux frileux qui à cette heure se tapent Boulevard des Clips chez eux et se disent qu'ils ont bien fait de ne pas sortir. On ne peut même plus dire qu'il leur faudrait une bonne guerre. Alors, bien sûr que c'est une tournée mal branlée mais j'ai beau me forcer, je ne retiens déjà que les bons moments.