Au fil du temps

À quoi sers-je ?

Quartidi 24 prairial CCXXXI
(Lundi 12 Juin 2023)

 

Mauvaise question. Je suis dans l'erreur en cherchant une utilité à un besoin irrésistible. Écrire, composer, dessiner c'est plus fort que moi, j'en ai eu la preuve en 2020. Cette année-là, je l'avais prévue sabbatique. J'aspirais au repos mental sans horizon défini.

La pandémie et ses confinements nous est tombée dessus. En pratique cela ne perturbait guère ma retraite volontaire, c'était compter sans l'immobilité imposée. Une fois accompli le périmètre à pied autorisé autour du quartier, que faire? Jardiner, apprendre les chants des oiseaux, nettoyer la maison de fond en comble, lire, écouter des musiques, lire encore, regarder toutes sortes de films, chanter chaque soir une chanson sur Facebook pour des confinés moins bien lotis que moi… Et me rendre compte que je me retenais d'écrire, composer, dessiner. Mettre l'inspiration en jachère, c'est comme empêcher un arbre de pousser. Même un bonzaï croît. Même la paresse abdique quand le besoin de créer devient irrépressible. Peu importe ce que l'on va sortir, il faut que ça sorte. Alors on se lâche et c'est jouissif.

Une fois mis en mots, en musique ou en images, la belle inspiration qui me rongeait la tête, voilà que je veux la rendre publique. Mais pourquoi donc ? Hegel dit que, passée la joie de créer, le désir de reconnaissance objective s'éveille pour compenser cette euphorie qui habite le créateur durant le travail. Il précise que la reconnaissance objective est la reconnaissance de ce que j'ai fait, à ne pas confondre avec la reconnaissance tout court qui est la reconnaissance de ce que je suis.* Ça me rassure. La recherche d'éloges n'est pas nécessairement un symptôme d'hypertrophie du melon.

Toujours est-il qu'un engrenage se met en branle dans le processus de reconnaissance. D'abord je vais solliciter l'attention des personnes pressenties pour m'épauler. Si celles-ci s'avèrent séduites, une stratégie commune est établie afin de donner à l'oeuvre toutes ses chances d'atteindre le public. On mitonne des plans, on tempête du cerveau, on élucubre, on concrétise. L'intention devenue réalité, le stress s'invite à la table. Le désir de reconnaissance se retrouve confronté aux lois du marketing, aux tendances du marché et à l'incommensurable concurrence des homologues, des millions d'autres individus qui se comportent comme moi.

Sorti de mon atelier, je (re)découvre que je ne suis pas unique. Aux diverses manifestations artistiques auxquelles je suis convié, je me sens comme un tintement de clochettes au milieu d'un vacarme. Les belles rencontres que je vais faire, les bons moments que je vais vivre, les compliments que je vais recevoir n'empêcheront pas que revienne au retour des festivités, dans la solitude de mon atelier retrouvé, la mauvaise question: à quoi sers-je ? (revoir plus haut *)